LA DÉCOUVERTE DE BROK
Tout comme Gilbert, Kara recherchait l'arme la mieux adaptée à ses besoins. Pour l'heure, elle s'entraînait à manier la hache. Jusqu'ici, elle avait joué de malchance avec les couteaux et les poignards. Mais si elle parvenait un jour à frapper Einon avec ceci, elle ne risquerait pas de le manquer. Croyant le voir devant elle, elle fit tournoyer la hache au-dessus de sa tête avec une énergie farouche. Emportée par son élan, elle chancela sur ses jambes.
-Doucement...
Des bras robustes l'emprisonnèrent, l'empêchant de tomber. Elle reconnut Bowen.
-Oh! Merci... murmura-t-elle, intimidée.
Les boucles de son surcot s'enfonçaient dans son dos, pourtant elle ne bougea pas. Lui non plus ne semblait pas pressé de la laisser aller.
Au contraire, il la considérait d'un œil tendre et vaguement stupide. Craignant d'avoir l'air aussi bête que lui, elle se détourna mais il ne relâcha pas pour autant son étreinte. Elle frissonna quand il glissa un genou entre ses cuisses pour les écarter.
-Là... Assure ton assiette.
Il lui prit les poignets afin de la guider dans le maniement de la hache.
-Tu la lèves....
Leurs deux corps oscillèrent d'arrière en avant.
-Puis tu frappes... comme ça!
Le mouvement descendant de la hache faillit la déséquilibrer, mais Bowen la retint. Elle lui en fut reconnaissante. La tête lui tournait un peu - sans doute était-elle restée trop longtemps au soleil. Le visage de Bowen était enfoui dans ses cheveux. En se retournant, elle lui frôla la joue de ses lèvres.
-Un coup à fendre un crâne en deux! commenta-t-elle d'une voix troublée.
-Comme un pudding, acquiesça-t-il sans la lâcher.
Avait-il l'intention de lui apprendre un autre mouvement? À vrai dire, rien ne pressait. Elle pouvait très bien attendre.
L'apparition de Gilbert les tira de cette incertitude.
-Bo... Bo... K-K-Kara! bredouilla-t-il en accourant vers eux.
Il agitait frénétiquement une flèche avec un faucon mort empalé dessus, de sorte que les plumes volaient partout.
-Qu... qu... quoi? fit Bowen en le prenant par les épaules, ce qui eut pour effet immédiat de le calmer.
-Les hommes d'Einon! cracha Gilbert en désignant de sa flèche la forêt au-delà de la prairie.
Bowen prit la hache des mains de Kara et s'éloigna en hâte après leur avoir lancé:
-Trouvez Draco!
Ayant repris son souffle, Gilbert sourit à Kara et lui montra le corps flasque de l'oiseau:
-Regarde, un faucon!
Avec un soupir, Kara se mit en devoir de trouver le dragon.
Brok se rua sur le plus petit des paysans, étonné de voir combien il courait vite sur ses jambes fluettes. Ces chiens enragés paieraient chèrement leur effronterie. Peu lui importait Felton - il aurait volontiers laissé cet idiot se vider de son sang - mais ce faucon était le meilleur qu'il ait jamais eu. En prenant la fuite, ces canailles avaient encore abattu trois de ses hommes avec leurs arcs. S'ils croyaient s'en tirer en se réfugiant dans leur village, ils se trompaient. Les traits de la plupart étaient gravés dans sa mémoire et quant aux autres... Eh bien, le sacrifice de quelques innocents suffirait sans doute à les faire sortir de leur tanière.
Le nabot avait atteint l'orée du bois. L'imbécile! Il n'avait aucune chance en terrain découvert. Brok éperonna son cheval, l'épée au poing. Mais comme il débouchait de la forêt, il tira d'un coup sec sur les rênes.
Il venait de découvrir le campement des paysans fugitifs dont parlait Felton... Il y en avait des centaines, tous armés. Un groupe accourait à la rencontre du borgne et de sa clique qui dévalaient la pente devant lui. Leur chef n'était autre que Bowen.
Tout à coup, un rugissement emplit la vallée, donnant l'alerte à tout le camp... Brok eut la surprise d'apercevoir un dragon, perché sur un escarpement rocheux surplombant le village. Au signal de Bowen, le monstre prit son essor et vola à tire-d'aile vers la forêt.
Brok préféra ne pas l'attendre. Il cravacha son cheval et s'enfonça sous le couvert du bois à la suite de ce qui restait de son escorte. Il n'avait pas prévu un gibier de cet acabit...
-Je ne suis pas concerné, disait-il... Ah! Laissez-moi rire!
Attirée sur son balcon par les piailleries de Felton, Aislinn se dissimula derrière une tapisserie afin d'observer la scène.
-Pendant ce temps, la rébellion s'organisait juste sous son nez! reprit Felton en agitant son moignon vers Brok. Le sombre crétin! La brute écervelée! Tout est de sa faute, sire! Regardez ma main...
-Silence, braillard. Si tu ne veux pas que je fasse subir le même sort à ton cou...
-Silence, tous les deux!
Einon tourna vers Brok un regard éclairé par la flamme d'un souvenir lointain.
-Bowen... et le dragon, murmura-t-il en laissant courir ses doigts sur sa poitrine.
Il sembla à Aislinn qu'un frisson s'emparait de lui. Bowen et le dragon... Enfin, la chance semblait lui sourire. L'heure était venue. Elle rentra dans sa chambre et là, dans l'ombre de la croix flanquée des deux dragons, elle rédigea quatre lettres qu'elle expédia le soir même par courrier. Quatre lettres destinées à cinq hommes. Elle était sûre qu'ils viendraient, alléchés par le dragon. Puis elle s'agenouilla au pied de l'autel et implora la miséricorde divine. Les yeux précieux des deux dragons brillaient d'un feu étrange à la lueur du cierge.